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TEXTE 11 : MALEBRANCHE (1638-1715)

Il n’y a personne qui ne convienne que tous les hommes sont capables de connaître la vérité ; et les philosophes même les moins éclairés, demeurent d’accord que l’homme participe à une certaine Raison qu’ils ne déterminent pas. C’est pourquoi ils le définissent animal RATIONIS particeps1 : car il n’y a personne qui ne sache du moins confusément, que la différence essentielle de l’homme consiste dans l’union nécessaire qu’il a avec la Raison universelle, quoiqu’on ne sache pas ordinairement quel est celui qui renferme cette Raison, et qu’on se mette fort peu en peine de le découvrir. Je vois par exemple que 2 fois 2 font 4, et qu’il faut préférer son ami à son chien ; et je suis certain qu’il n’y a point d’homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l’esprit des autres ; comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu’il y ait une Raison universelle qui m’éclaire, et tout ce qu’il y a d’intelligences. Car si la raison que je consulte, n’était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes, est une Raison universelle. Je dis quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu’elles ne sont pas conformes à la souveraine Raison, ou à la Raison universelle que tous les hommes consultent. Je suis certain que les idées des choses sont immuables et que les vérités et les lois éternelles sont nécessaires : il est impossible qu’elles ne soient pas telles qu’elles sont. Or je ne vois rien en moi d’immuable ni de nécessaire : je puis n’être point, ou n’être pas tel que je suis : il peut y avoir des esprits qui ne me ressemblent pas ; et cependant je suis certain qu’il ne peut y avoir d’esprits qui voient des vérités et des lois différentes de celles que je vois : car tout esprit voit nécessairement que 2 fois 2 font 4 et qu’il faut préférer son ami à son chien. Il faut donc conclure que la raison que tous les esprits consultent, est une Raison immuable et nécessaire.

Malebranche, De la Recherche de la vérité, (1678), Xe Eclaircissement

Bonjour quelqu'un pourrait il m'aider à répondre à 2 questions:

Quand Malebranche écrit "Je vois par exemple que 2 fois 2 font 4, et qu’il faut préférer son ami à son chien" qu'apporte le second exemple par rapport au premier?

et Pourquoi l'auteur fait il référence aux Chinois plutôt qu'à son voisin proche?

Merci par avance

  • E-Bahut
Posté(e)

Ce texte porte sur l'universalité de la Raison. Ce qui est étrange de la part d'un chrétien aussi fervent que Malebranche (mais puisqu'il a formé sa propre théologie, comme tous les philosophes post-Renaissance, il fut mis à l'index par le Vatican).

La thèse de Malebranche est que la Raison est nécessairement universelle, sinon les différents humains de part et d'autre de la planète ne déduiraient pas les mêmes lois nécessaires de la nature (telles que 2 et 2 font 4).

Ce qu'apporte le second exemple ("préférer son ami à son chien") est la supériorité de la Raison sur les sentiments. On peut préférer son chien à ses amis, dans l'émotion (de nombreuses personnes à moitié séniles ne manquent pas de s'en vanter: elles préfèrent leurs animaux aux gens). Mais rationnellement, on sait que l'esprit de notre ami est, comme le nôtre, capable d'accéder à la Raison, et que notre chien ne partage pas cette capacité (on n'a jamais vu un chien mathématicien). Donc notre ami a un niveau d'existence supérieur et doit être préféré à un animal. NOTE: Malebranche croyait que les animaux n'avaient pas les mêmes sensations que nous, et notamment qu'ils n'avaient pas la même perception de la douleur (d'où la légende, historiquement infondée, selon laquelle il battait sa chienne en prétendant qu'elle n'avait pas de sensations, cette anecdote est fausse mais elle illustre bien la radicalité de différence humain/animal à laquelle croyait Malebranche). D'autre part, rajoutons qu'il était toujours en train de raisonner à l'intérieur d'une conception religieuse des êtres et de la nature: pour Malebranche les animaux n'ont pas d'âme et sont ontologiquement inférieurs aux hommes. Ces arguments semblent beaucoup plus étranges à notre époque, puisque notre compréhension du vivant a largement augmenté, et que nous savons que différents animaux ont des niveaux de perception et de conscience différents, mais que les mammifères au moins ne sont pas radicalement différents des humains, ces grands singes sans fourrure.

La deuxième question trouve une réponse beaucoup plus simple: pourquoi prendre en exemple des Chinois plutôt que des étrangers plus proches de nous, comme les Anglais, les Allemands, les Savoyards ou les Bretons (ces peuples ne faisaient pas encore partie du royaume de France à l'époque de Malebranche) ? Et bien tout simplement pour ne pas être victime d'un mauvais raisonnement, qui consisterait à confondre l'universalité de la Raison et la proximité des cultures. Avec un Italien ou un Espagnol, je partage des racines latines et une ontologie judéo-chrétienne. Nous aurons nos points de désaccord (l'Espagnol défendra peut-être la corrida, que l'Italien et moi trouveront barbares, et l'Italien défendra le vocabulaire spécialisé d'une vingtaines de sortes de pâtes, quand l'Espagnol et moi tomberont d'accord pour dire que toutes les nouilles ont le même goût), mais au final nous auront infiniment plus de points communs que de différences, et nous partagerons beaucoup de références communes, grâce à notre histoire partagée et notre proximité géographique. Ce qui n'est pas le cas d'un peuple aussi éloigné que les Chinois, avec lesquels Malebranche n'a aucun pont culturel: ni la langue, ni l'histoire, ni la religion. Et pourtant, que j'aille en Chine, en Italie, en France ou dans une tribu des forêts humides de la Papouasie Nouvelle-Guinée, nous sommes capables de convenir que 2 fois 2 font 4. Si je suis capable de faire des mathématiques avec un être humain qui partage le minimum de ponts culturels avec moi, c'est que la rationalité mathématique doit être universelle et nécessaire. Pour paraphraser Malebranche: il est possible que je trouve un peuple dont la religion et la langue sont l'inverse de ce que je connais, mais il est impossible de trouver un continent sur lequel une civilisation considère que 2 fois 2 font 5.

Malebranche sépare l'accidentel du nécessaire : les différences culturelles sont accidentelles. Les Juifs ne mangent pas de porc, alors que cet animal était considéré comme un met de choix pour les Romains: ces accidents sont dus à l'histoire particulière des peuples, et si l'histoire était différente, leurs coutumes seraient différentes, et l'histoire des peuples aurait pu évoluer de telle façon que les Juifs mangent du porc, alors que les Romains l'interdisent. Mais au contraire, les règles de la nature sont nécessaires: quels que soient les accidents de l'histoire, les résultats des opérations mathématiques sont les mêmes lorsqu'elles sont justes. Le comptable impérial Chinois qui additionnait les revenus des taxes paysannes sur son boulier pendant la dynastie des Han exerçait exactement le même raisonnement que Malebranche, Descartes ou Leibniz lorsque ces philosophes rationalistes faisaient de l'arithmétique.

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